
Lors du TIF, Tunisia Investment Forum, organisée par la FIPA (Foreign Investment Promotion Agency), le gouvernement tunisien s’est mobilisé autour de son Ministre de l’Economie et de la Planification, Monsieur Samir Saïd afin de promouvoir la Tunisie comme Terre d’accueil pour les investisseurs du monde entier et d’entamer la reconquête auquel le pays a droit par son histoire et des compétences reconnues.
Parmi les participants au forum, l’un d’eux confiait à son voisin « les investisseurs ne viennent pas naturellement, il faut aller les chercher ». Est-ce la raison de votre mobilisation aujourd’hui et de la venue massive des membres du gouvernement ?
Sortir de la crise est notre objectif et pour cela il faut de la croissance qui est le moteur du développement. Nous sommes passés par plusieurs chocs successifs externes après une décade de relative stagnation qui a suivi la révolution. Un phénomène assez normal au niveau économique après de grands changements qu’entraîne une révolution. Nous avons été touchés par la crise de la Covid-19 et la guerre en Ukraine alors que nous étions un peu fragilisés par cet impact de la révolution. Mais je veux aussi regarder le côté positif : nous sommes en train de faire un premier pas de maturité démocratique et c’est un acquis immense pour le peuple tunisien. Même s’il y a un coût au début, il sera suivi de dividendes certains. Le peuple tunisien a été ébranlé par ce triple choc et nous réalisons qu’un sursaut s’avère capital. Lorsque nous avons engagé une discussion avec le secteur privé pour déterminer quels étaient les moyens d’améliorer la situation, nous avons constaté une volonté très forte de la part du gouvernement et du secteur de travailler ensemble pour reconquérir – comme je l’ai indiqué en titre de la conférence – la place privilégiée de la Tunisie comme terre d’investissements, qui est une tradition de notre pays. Nous avons, depuis 1972, une loi libérale qui a favorisé l’investissement privé, l’entreprenariat, le développement de l’entreprise. 50 ans après, nous devons impulser un deuxième sursaut pour remettre le pays sur une trajectoire de prospérité.
L’actualité fait état d’un prêt du FMI qui pourrait être accordé très prochainement à la Tunisie, est-ce que cette perspective agit comme un aiguillon dans la décision de réformer, de remettre la Tunisie sur la voie de la prospérité très rapidement ?
Nous avons retardé l’exécution des réformes alors que le diagnostic a été fait depuis longtemps. Nous ne pouvons plus continuer de la même manière et nous en sommes très conscients. Toutes ces réformes dont nous parlons sont dans l’intérêt de l’économie nationale, et dans l’intérêt du peuple tunisien. C’est ainsi que contrairement à une certaine intox qui circule, la réforme des subventions va servir les familles à revenu modeste parce que nous allons concentrer ces subventions sur les revenus modestes, sur les personnes nécessiteuses, ce qui n’est pas tout à fait le cas aujourd’hui. Nous avons l’intention de compenser plus que les différentiels des prix entre les prix subventionnés et les prix du marché. C’est-à-dire que tout en créant plus de pouvoir d’achat pour la population, nous réaliserons des économies sur le budget de l’Etat, puisque le fait de se rapprocher des prix du marché permettra de diminuer la contrebande et de diminuer le gaspillage. Donc globalement, nous pourrons faire des économies, compenser en faveur des nécessiteux et renforcer la politique sociale puisque c’est la même population qui a un besoin de renforcement de pouvoir d’achat suite aux différentes crises successives.
Pour revenir sur le volet social, il faut ajouter que ces mêmes réformes apporteront des bienfaits aux entreprises publiques qui travaillent dans le domaine des produits subventionnés qui ne sont pas compensés au prix du marché. C’est un manque à gagner comme l’exprimait un P-dg qui se plaignait de sa réussite en disant que plus il réalisait de chiffre d’affaires, plus il perdait de l’argent. C’est absurde. La même réforme va donc aider les entreprises publiques à rétablir l’équilibre moyennant quelques autres mesures de redressement des entreprises.
Vous évoquiez la crise sanitaire, la guerre en Ukraine dont les conséquences, paradoxalement pourraient devenir une opportunité pour les pays de la Méditerranée en vue d’une relocalisation d’une industrie dans la grande région Europe/Pays d’Afrique du nord qui profiterait aux deux ?
L’opportunité est réelle. En ce moment, nous sommes en discussion avec de nombreux opérateurs économiques qui sont intéressés par cette opportunité. Pour qui est-elle intéressante et réelle ? Il y a actuellement un arbitrage entre deux extrêmes. Aujourd’hui, on peut s’approvisionner auprès de régions lointaines mais qui sont à risque. Cela coûte moins cher mais c’est risqué. L’autre possibilité, c’est relocaliser sur le sol européen. C’est plus sûr mais c’est plus cher. Cependant les opérateurs économiques reviennent toujours à la réalité du marché et à la compétitivité. S’ils ne choisissent pas une solution compétitive, d’autres la feront à leur place. Dans cette perspective de reconfiguration de l’échelle de valeurs mondiale, la Tunisie est bien positionnée pour le nearshoring parce que nous sommes à moins de trois heures des grandes capitales européennes, et même par ce qu’on aime appeler le friendshoring parce que nous nous considérons comme les amis des européens. Et nous avons du talent, des compétences, des ingénieurs, des scientifiques comme l’indique notre très bonne place de deuxième pays au monde en termes de production de chercheurs et de scientifiques rapportés à la population. Or c’est le facteur humain qui limite aujourd’hui le développement des marchés matures, qui manquent d’ingénieurs, d’informaticiens, de scientifiques pour accompagner cette économie de savoir. C’est là que réside l’atout majeur de la Tunisie, elle a cette matière grise qui nous permet aujourd’hui de dire que nous avons les moyens de nouer des partenariats gagnant gagnant qui peuvent aider la société européenne à faire du nearshoring de manière compétitive en s’appuyant sur ces talents.
Nous relevons actuellement une forme de « protectionnisme » des pays qui entendent par là protéger leur industrie nationale en bloquant les importations de ceux qui fabriquent les mêmes produits fabriqués dans le pays. N’existe-t-il pas cette tentation dans les pays d’Afrique du nord, d’une part, et d’autre part, que répondre aux opérateurs qui se tournent ver l’Etat pour demander une baisse des coûts sur l’importation des matières premières nécessaires aux entreprises nationales et qui pourraient être compensées sans excès sur la taxation des produits finis importés ? Des matières premières qui subissent, en outre des hausses de coûts très importantes.
Il y a un coût du produit importé qui si on le charge de taxes excessives peut désavantager les producteurs nationaux. On peut le comprendre et c’est légitime. Cependant, un protectionnisme excessif qui fermerait les frontières et qui ferait obstruction à la concurrence, je ne suis pas pour. Nous connaissons le problème parce que nous y avons été confrontés avant de négocier la signature de l’accord avec l’Union Européenne dans les années 90. Nous avions un niveau de protectionnisme élevé et nous craignions l’impact sur les producteurs locaux de cet accord. Après de sérieuses négociations, nous sommes arrivés à un bon arrangement qui a beaucoup servi l’économie tunisienne tout en étant dans l’intérêt de l’union européenne. Cela s’est traduit d’abord par une mise à niveau des entreprises tunisienne en termes de productivité, de stratégie, pour les ramener au plus près des entreprises européennes. Parallèlement, nous avions commencé à réduire la protection effective, c’est-à-dire les droits de douane sur les produits importés et les matières premières. Je suis partisan de la concurrence, de l’échange commercial parce qu’il n’y a pas mieux pour faire baisser les prix au profit du pouvoir d’achat du consommateur, mais je comprends également que dans une situation de crise, il faut de la résilience, et un minimum de protection locale, cette prise de conscience est tout aussi légitime. Mais on l’a vécu pour les produits de première nécessité, pour les vaccins et les produits médicaux, les pays européens ont privilégié leur population et chacun s’est servi en premier, ce qui est humain : on pense d’abord à servir ses compatriotes de l’union européenne. Le protectionnisme on le comprend, mais je ne crois pas que ce soit dans l’intérêt de la croissance économique mondiale. Si chacun commence à se protéger, à fermer, nous serons tous perdants. Il semble essentiel de bien contrôler ce phénomène et qu’on n’en abuse pas.
Les entreprises européennes sont de plus en plus exigeantes en matière environnementale, réclament moins de CO² dans la production, plus de normes, de règles de protection de l’environnement (etc.). Et exigent davantage d’assurances, de garanties. Aujourd’hui, alors que vous avez un terrain vierge au regard des besoins d’implantation de nouvelles entreprises, est-ce que la protection de l’environnement va déterminer votre stratégie de développement et de croissance ?
Il est clair que la protection de l’environnement s’avère un critère de qualification pour pouvoir exporter. Je comprends également, que les entreprises européennes ne veulent pas de concurrence de sociétés peu soucieuses de cette protection et polluantes. D’un autre côté, nous avons également le devoir de prendre notre part en tant que tunisiens de la préservation de la planète. La planète est notre seul habitacle et celui de nos enfants et nous n’allons pas nous dérober à prendre notre responsabilité.
Par contre, je dois faire une remarque très importante. En effet, nous devons faire une distinction entre le monde développé, qui a commencé la révolution industrielle et le monde en développement et qui est relativement récent dans l’industrialisation. Quand nous faisons le bilan de la pollution, on se trouve devant deux phénomènes qui s’expliquent très bien dans la mécanique des fluides. Il y a d’un côté le stock et le flux. La décarbonation telle qu’elle est préconisée aujourd’hui, c’est une approche de flux à savoir combien d’émissions de CO² on fait par an et on fait table rase de l’historique de la production depuis la naissance. L’effet de serre ne s’est pas fait en un jour ou deux. Quand on fait le bilan global de la pollution, si on veut vraiment avoir un discours honnête, il faut faire le, bilan dans son intégralité, quantifier les masses d’effets de serre, et recenser ceux qui en étaient responsables. Aujourd’hui, on peut le quantifier, faisons le bilan, que chacun paie sa part de ce qu’il a pollué, créons un fonds mondial et redistribuons les cartes. Pourquoi un jeune pays qui n’est pour rien dans le stock ancien doit être traité de la même manière qu’un pays qui a pollué pendant deux siècles. C’est une approche macro. C’est la problématique que je pense rigoureuse et je suis prêt à en débattre avec n’importe quel climatologue ou mécanicien des fluides puisqu’il s’agit bien d’un phénomène de flux et de stocks. Et nous parlons bien d’un stock de pollution qui a été accumulé depuis deux siècles.
On parle depuis des décennies de l’Afrique comme le futur Eldorado et l’on sent que les intérêts s’exacerbent. La Tunisie a les clés de la porte mais d’autres comme le Maroc, notamment, l’ont également. Le Maroc a démarché les pays africains, développé des institutions bancaires dans les pays et industrialisé beaucoup plus autour des deux constructeurs. Quelle chance a la Tunisie ou quel atout majeur dispose-t-elle pour reprendre la main sur le prospect africain ? vous disposez de ressources humaines que d’autres n’ont pas, un historique d’ingénierie indiscutable, mais est-ce suffisant ?
Il faut reconnaître que nous ne savons pas nous vendre comme il faut, nous tunisiens et nous devons faire des efforts en ce domaine, en marketing notamment. C’est à l’ordre du jour de la diplomatie économique tunisienne. Cependant, nous disposons de nombreux atouts qui font que nous pouvons y aller en partenaires. Cela peut prendre la forme d’un partenariat Tunisie / Pays Européen soit pour aller s’installer ensemble dans un pays africain, soit pour répondre à des appels d’offres d’où qu’ils viennent, du Japon comme des USA, de l’Australie, d’un pays lointain intéressé pour s’implanter dans la région. Il est vrai que l’Afrique c’est l’avenir mais l’accomplissement se passe beaucoup plus lentement qu’on l’avait anticipé il y a une dizaine d’années. On voit la concrétisation s’opérer au Rwanda, en Côte d’Ivoire, au Bénin, au Ghana, au Botswana, des pays qui se construisent, « où la mayonnaise est en train de prendre ». Le deuxième atout de ce continent, c’est sa jeunesse, une jeunesse éduquée. Comme le disait un fameux biologiste français : « On a beau analyser le gène, le génie est distribué d’une manière normale pour toutes les nationalités. » Je crois que c’est un continent d’avenir et je crois davantage à un partenariat pour la Tunisie plutôt que d’opter d’y aller seul, parce que nous n’avons pas les moyens de pays comme la Chine ou la Turquie. Il est difficile pour un petit pays qui compte 11 millions d’habitants d’avoir une stratégie africaine. Avec le concours des savoir-faire plus matures et évolués des sociétés européennes, nos entreprises tunisiennes sont tout aussi habilitées à tenir leur rang en Afrique que d’autres pays de la zone. Le schéma du partenariat est à observer de près, parce qu’il n’est pas difficile à mettre en place. Nous sommes un petit pays et nous avons déjà identifié dans la feuille de route de l’investissement cinq créneaux porteurs que nous sommes en train de promouvoir avec nos partenaires européens que sont : L’automobile, l’aéronautique, la pharmacie, l’énergie renouvelable, la digitalisation, des créneaux dans lesquels nous sommes compétitifs. Nous avons tous les atouts pour nous ouvrir sur le continent africain.
Propos recueillis par Hervé Daigueperce
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